Jean-Marc Besson

Premier entretien avec Michel Thévoz
Second entretien avec Michel Thévoz
Les dessins de la grotte Chauvet
Propos sur le dessin
Introduction à l’exposition de 2006
Assumer un apparent désordre…
Yoki parle de Jean-Marc Besson
Dessiner… pour entretenir le désir
Introduction à l’exposition de 2009 Introduction à l’exposition de 2012


Illustration
— Tigre —

SECOND ENTRETIEN AVEC
MICHEL THEVOZ – 1989

Les sujets auxquels tu te consacres depuis quelques années, et les jeux formels qu’ils te suggèrent, ont un caractère de sédimentation minérale, d’expansion organique, de croissance végétale, de configuration anatomique. Ils relèvent toujours de la nature et de ses lois de développement. Il y a là de ta part plus qu’une affinité: une exclusivité. L’irruption d’un élément orthogonal, procédant d’une intention humaine, artisanale et a fortiori technique, aurait un caractère d’incongruité. On le ressentirait comme un bruit perturbant le message. Peux-tu expliquer cette allergie (personnelle, ou seulement picturale?) à l’artefact?
Il ne s’agit évidemment pas d’une allergie authentique, mais plutôt d’un parti pris. Comment en serait-il autrement? En dehors de la peinture, domaine réservé (le terme de «réserve» apparaît d’ailleurs dans l’une de tes analyses à mon sujet et j’y reviendrai), je mène la vie de l’homme ordinaire séduit et piégé par la technologie. Pour exécuter le matin une aquarelle de la source du Doubs, puis me retrouver l’après-midi face à mon téléviseur à regarder «Les Animaux du Monde», il a forcément fallu que je me déplace en voiture. En dehors de son obscure béance, cette source n’a d’ailleurs plus rien de sauvage et en effet j’ai dû éliminer de mon ouvrage les écriteaux, les explications des spéléologues, l’esplanade en ciment qui permet aux visiteurs d’admirer le site sans se tordre les pieds, bref, tout ce qui risquerait de mettre en péril le désir que j’ai de saisir les choses dans ce qu’elles ont de «primordial». Encore heureux que le peintre n’ait pas à se poser la question des nitrates qui polluent l’eau des sources les plus pures en apparence… Ils sont invisibles…
Gauguin, dit-on, prenait l’apéritif avec les autorités coloniales des Marquises. Mais il n’a pas fait le portrait de ces messieurs, préférant peindre les «sauvages», dont on sait pourtant qu’ils avaient renoncé à la condition primitive depuis pas mal de temps déjà. Gauguin fût-il venu dans les Iles quelques décennies plus tôt, les autochtones ne l’eussent pas laissé les peindre: ils l’auraient sans doute mangé. De même, les endroits que je trouve beaux aujourd’hui, nos aïeux les trouvaient affreux: les gorges profondes «dévoraient» les gens. Ne peut-on aimer la nature qu’une fois apprivoisée? Je sais pertinemment qu’en ne citant pas à comparaître les ouvrages humains dans les miens, je tourne le dos à une certaine réalité, la plus brutale sans doute. D’aucuns trouvent ma peinture sombre, voire triste, mais il me semble que si je m’assignais la tâche ennuyeuse d’exprimer crûment ce qui est, elle virerait carrément au sinistre. Cependant, je sais aussi qu’à vouloir m’en tenir au modèle qu’offre la seule «nature», je risque de m’enfermer dans la glorification d’un monde à moitié mort et, qui plus est, avec des moyens picturaux largement considérés comme obsolètes. Je ne sors pas du dilemme. En dépit de l’effort que je fais présentement pour prendre conscience de mes contradictions, j’avoue mon amour pour ces endroits (encore un peu) mystérieux et mon désir d’en pénétrer les lois cachées par l’instinct et la connaissance. En même temps, je tente de comprendre les lois cachées de la peinture elle-même. Certes, d’autres sujets m’attirent et me font vibrer: le nu féminin, par exemple, auquel je reviendrai peut-être un de ces jours… Il y a aussi les animaux, bien sûr, pour lesquels j’ai toujours éprouvé de la fascination. Les peindre, c’est tenter de les retenir symboliquement, d’empêcher que leur souvenir même disparaisse à jamais.
Nous voici loin de la question posée. Non, je ne suis pas allergique à 1’artefact (le tableau en est un, d’un genre spécial), mais pour l’instant au moins, je l’exclus du microcosme élémentaire que j’essaie d’évoquer.
Délibérément ou non, tu laisses tes croquis en suspens, comme pour t’obliger, au stade de la peinture, à les compléter ou à les enrichir par la mémoire. Autrement dit, dans l’économie picturale, la mémoire peut être comptabilisée en termes de gain et non de déficit. Mais c’est une mémoire très incarnée, dans ton cas, issue de fantasmes corporels. Ton lyrisme a un caractère organique. Comme si tu n’empruntais la visibilité, régissant en principe la représentation picturale, que pour nous acheminer à des valeurs corporelles. Serait-ce ta manière à toi, observateur de la nature, de te réinsérer corporellement dans le système observé?
Il y a d’abord des raisons matérielles au fait que, sur le terrain, je me contente de croquis relativement sommaires. J’aime les grands formats et je me vois mal trimballant un chevalet, une planche et une boîte de couleurs dans les endroits souvent accidentés qui m’attirent. Peindre directement ce que je vois supposerait aussi une rapidité d’exécution contraire à ma nature. J’ai besoin de travailler lentement; je me méfie du premier jet. Ou plutôt il ne me réussit guère.
Dessiner, peindre, c’est engager un dialogue entre le monde et nos sens. Un exemple simple: j’essaie de noter les éléments caractéristiques d’une paroi rocheuse d’où jaillit une cascade. Tout est noir, indigo et vert, avec quelques tons bleu très clair. Le fait de passer du motif à ma feuille de papier vivement éclairée impose à mon iris une gymnastique fatigante, puisqu’il doit s’ouvrir et se fermer alternativement pour s’adapter à chaque phase du travail. L’acte de peindre implique donc que je doive tenir compte de cette évidence: nos sens déforment, mes yeux agissent sur le sujet autant que celui-ci agit sur moi. Dès lors, le temps qui s’écoule entre la notation in situ et le travail à l’atelier me permettra peut-être de mettre un peu d’ordre dans le désordre des impressions. Il me semble que la mémoire (ou plutôt notre capacité à oublier) opère une décantation et qu’il faille passer de l’extrême complexité du réel à une grande simplification, seule capable de créer du sens. Là pourrait être le gain. Quant aux fantasmes, à la réinsertion corporelle dont tu parles, je crois qu’ils apparaissent à mon insu. Tu me les révèles. En y réfléchissant, je m’aperçois pourtant qu’ils correspondent à quelque chose de profond. Je risque une explication: pour que je m’arrête devant tel vieux tronc moussu, tel champignon, telle falaise et que j’en fasse une étude, il a fallu que se produise en moi un désir d’adhésion, de possession presque érotique. Il m’est arrivé d’être fébrile devant le motif, comme si le simple fait de poser les yeux sur lui allait provoquer sa disparition. Toujours l’angoisse de l’évanouissement, la peur de voir «les autres», les plantes, les bêtes, les pierres même, nous quitter. Et puis, il y a le plaisir égoïste et nostalgique d’être seul avec mon sujet. Où sont les peintres qui interrogent encore cette réalité-là? Pourquoi suis-je tout seul à dessiner cet éboulis des gorges de Covatanne, aux petites heures d’un dimanche de mars, quand Vuiteboeuf dort encore?
Il n’est pas besoin d’être biologiste pour comprendre que le monde vivant procède d’une sexualité foisonnante (les fleurs, les champignons, les algues en sont l’expression la plus évidente). Cet acharnement que nous mettons à détruire la vie correspond à mes yeux à un besoin morbide de nier notre lien organique avec le monde. En ce sens, ma peinture pourrait être une protestation - trop timide sans doute - face à cette forme moderne de la mort.
Je reprends une question trop rapidement traitée dans notre précédent entretien: la part de l’imagination dans ta peinture. Entre les croquis réalisés sur le motif et les peintures que tu exécutes en atelier il y a une grande différence. Tu prends des libertés, comme on dit. Mais justement: s’agit-il bien de liberté? Tu reprends volontiers à ton compte cette réflexion de Jaques Berger qui était ton professeur de peinture: «On ne fait pas ce qu’on veut on fait ce qu’on peut». Se libérer des apparences littérales, c’est s’exposer à d’autres contraintes. Question difficile: que sont-elles, ces contraintes? Au pire: des tics personnels, des stéréotypes culturels? Au mieux, des déterminations inconscientes ou des alchimies picturales génératrices d’innovations? Peux-tu verbaliser ce qui se produit dans ce moment névralgique de fluctuation ou d’incubation entre le croquis et la peinture?
Question très difficile en effet! Elle met en cause ce qu’il y a de plus intime dans ma pratique et suppose que je sois capable d’une clairvoyance impitoyable. Je pense que l’artiste n’est pas nécessairement le meilleur juge de ce qu’il fait. Peut-être suis-je même le plus mal placé pour parler de mes ouvrages puisque, connaissant les différentes phases de leur élaboration, je ne puis voir clairement le résultat dans toute sa nudité. Je crois en tout cas ta question trop riche et trop complexe pour qu’il me soit possible d’y répondre globalement. Alors, prenons point par point les éléments qui la constituent. A propos des libertés que tu me vois prendre avec les apparences littérales, tu t’interroges sur la réalité des premières tout en admettant implicitement la possibilité de s’affranchir des secondes. D’abord, je ne crois simplement pas qu’on puisse transcrire telles quelles sur la toile les apparences littérales du monde. Nos sens sont trop imparfaits, notre subjectivité s’interpose entre le réel et l’œuvre à créer, bref, autant admettre d’emblée que l’entreprise serait vouée à l’échec. Ce d’autant plus que nos outils, nos matériaux sont inférieurs à leur tâche: nous essayons de transposer sur deux dimensions ce qui en a trois; les blancs et les jaunes de ma palette paraissent ternes comparés à la lumière solaire; et il suffit, observant tel groupe d’objets, que je dirige mon regard vers l’un puis vers l’autre pour que leurs valeurs tonales et chromatiques respectives s’en trouvent modifiées. Là sont aussi les limites et les contraintes. Il me semble donc que sans jamais leur tourner le dos, les apparences peuvent faire l’objet d’innombrables interprétations et qu’il faut savoir jouer avec elles. Là se situeraient donc les libertés dont tu parles. En fait, je ne les conçois pas vraiment comme telles, car j’essaie d’éliminer de mes tableaux ce qui pourrait paraître gratuit. S’il se peut que je prenne des libertés avec les apparences, c’est uniquement pour tenter d’évoquer une réalité autre, qui se situerait à mi-chemin entre le monde extérieur et la perception que j’en ai. Est-ce me contredire que d’affirmer qu’en cours de travail vient toujours un moment où le tableau se met à vivre pour lui-même et réclame impérieusement qu’on lui obéisse? Si j’étais totalement maître de ce que je fais, je crois que je m’ennuierais mortellement…
Mon travail est une quête qui me pousse soit à découvrir de nouveaux motifs, soit à explorer les mêmes lieux et à approcher les mêmes êtres afin, peut-être, de me mieux connaître moi-même. Idéalement certes, il faudrait pouvoir peindre «comme l’oiseau chante» et parvenir à cette aisance, cette apparente liberté (on y revient) qui caractérise tant d’artistes que j’admire. J’en suis encore loin, hélas, et mon lot ordinaire est le doute, l’hésitation, la conscience aiguë de mon infériorité. C’est dans ce climat que je vis le plus souvent. Les satisfactions, les réussites sont rares et encore doivent-elles être relativisées. Mais je garde l’espoir de progresser! Je n’éluderai pas ta question sur les contraintes et leur nature: tics personnels, stéréotypes culturels. J’ai probablement des tics puisque même les plus grands peintres en ont (Braque demandait qu’on ne le jugeât pas là-dessus). L’essentiel est qu’ils ne deviennent pas trop envahissants. J’ai pressenti ce danger-là à la fin des années septante, à l’époque où je peignais des figures issues de l’imagerie ethnographique: en me détournant du visible immédiat, je finissais par tomber dans le poncif. C’est probablement ce qui menace ceux qui croient candidement que l’imagination est plus riche que le monde des apparences et qu’il suffit de l’explorer pour produire des œuvres originales. C’est fort de cette conviction que je vins (ou revins) à l’étude de la nature, pensant - tout aussi naïvement - qu’en suivant mes préférences et en choisissant des motifs que les autres peintres négligent, j’allais pouvoir me défaire, au moins en partie, des habitudes, des références, des influences. Bien entendu, il faut déchanter: on a sans doute raison de me présenter comme un tenant de la tradition, parce que j’ai le front d’utiliser des techniques «traditionnelles», que je reste attaché à certaines valeurs esthétiques issues du passé et parce que le couple nature-culture m’est indispensable en ce qu’il fonde à mes yeux le plus fécond des dialogues.
On n’échappe pas plus à sa formation qu’à son inconscient. Le tout est de les mettre en harmonie. Est-ce possible? Tu parles de détermination inconsciente au chapitre des contraintes que la liberté que je m’octroie imposerait à ma pratique. Nous entrons là dans un domaine délicat puisque, c’est ma conviction, l’inconscient est inconnaissable, donc non maîtrisable. Peut-on composer, finasser avec l’inconscient? Faut-il revenir aux méthodes surréalistes pour le faire monter à la surface? L’inconscient, nous le savons, est un trou noir, dangereux par essence. A vouloir son émergence, ne risque-t-on pas de découvrir… le vide? Tu sembles cependant penser que son apparition pourrait être féconde, car révélatrice de la région la plus secrète de notre être. Sans doute est-ce une des tâches de l’artiste que de savoir ménager en son œuvre la part de l’ombre. Mais j’avoue mon impuissance à empoigner le problème. De ma pratique de la peinture, je retire souvent l’impression que je ne la pense pas assez, qu’une intelligence plus vive que la mienne saurait mieux en organiser les éléments, en un mot que je laisse trop de part à l’improvisation, laquelle devrait logiquement faire parler l’inconscient. D’un autre côté, la lenteur avec laquelle je peins, la sévérité de jugement à laquelle je soumets mes productions tendent à éteindre la spontanéité, l’instinct, etc. Tu vois donc que chacun de mes tableaux procède d’annulations successives, de batailles au corps à corps et de procédures d’exception. Heureusement que je jouis d’un certain sens de l’humour, sinon Dieu sait où me mèneraient ces conflits non résolus! Quant à la possibilité que les contraintes que je m’impose puissent déboucher sur des innovations, par le biais de l’alchimie picturale, il m’est presque impossible d’en parler. Comme tout le monde, j’attends le jour où je saurai m’exprimer de manière originale, limpide et neuve. Beau programme! Il est vrai que certains mettent tous leurs soins à la recherche de ce langage idéal. Mais j’ai l’impression que, dans bien des cas, le résultat est décevant: à trop chercher à se différencier, on tombe dans la maniérisme; à vouloir à toutes forces s’inventer un style, on sombre dans le ressassement. Tes questions portent sur une part, certes significative, de mon travail de ces dernières années, donnant ainsi l’apparence d’une recherche cohérente, strictement délimitée par les sujets choisis. La réalité est plus complexe: je ne cesse d’ouvrir des parenthèses, de tenter des expériences marginales, de revenir en arrière et de reprendre dix ans après des problèmes non résolus. Le côté matériel, artisanal de la peinture m’intéresse au plus haut point, ce qui me pousse à expérimenter des techniques nouvelles ou plus ou moins oubliées, sachant qu’elles peuvent vivifier mes recherches et m’ouvrir de nouveaux horizons. Il ressort parfois de tout ceci une impression de désordre, de manque d’unité que j’aimerais assumer sans y parvenir tout à fait. Tu le vois, je ne suis pas encore prêt à donner de moi une image claire…
Puisque nous parlons de style, de langage, d’innovations, je dirai que c’est précisément à l’inconscient qui est supposé se tapir au tréfonds de notre être que je délègue le soin de les faire apparaître - s’ils doivent apparaître un jour. Il me semble encore une fois que tout effort conscient en ce sens ne pourrait aboutir qu’à du fabriqué, de l’artificiel. A mes yeux, le style n’advient véritablement que lorsqu’il apparaît à l’insu de l’artiste. Il ne vaut que lorsqu’il se met totalement au service de l’expression.
Tu as des motifs électifs: les parois rocheuses, les cascades, les gorges, bref, ce qui se présente frontalement, ce qui anticipe «naturellement» la frontalité de la toile. Tu te laisses aussi aller parfois à certains effets de coulure de l’huile fluide ou de capillarité de l’aquarelle qui font jouer directement les processus naturels sur le papier ou sur la toile au lieu de les re-présenter. Mais ce n’est là qu’un flirt. Tu maintiens quand même la distance de la représentation. N’es-tu pas tenté de passer à l’acte, au geste, à la matière?
A lire mes réponses aux questions précédentes, on aura compris que je ne me sens guère en mesure, pour l’instant au moins, de m’engager dans l’une des voies que tu suggères. Il y a bien entendu plusieurs raisons à cela. La plus importante sans doute est la répugnance que j’éprouve aujourd’hui à me passer de l’objet et de sa représentation. Même très transposé, très simplifié ou déformé, l’objet doit être présent, reconnaissable même, dans mes peintures. J’ai absolument besoin de cette référence, de ce point d’ancrage. Il est vrai qu’une intimité quotidienne avec les outils et la matière me pousse constamment à en exalter les vertus, les potentialités expressives. C’est le côté sensuel, physique de la peinture, et de cela non plus je ne saurais me passer. Mais il est certain que me livrer tout entier au vertige gestuel ou à la célébration effrénée de la matière m’entraînerait fatalement à supprimer tout effet de profondeur ou de volume, puis, peut-être, à éliminer l’objet lui-même. Je naviguerais sur les franges de l’abstraction, mes tableaux deviendraient des choses plus ou moins plates ou bosselées, mais privées de toute allusion à l’espace «réel ».
Il me semble qu’ils perdraient au change car en fait, même si consciemment ou non mon choix se porte - je te cite - «sur des motifs se présentant frontalement, donc anticipant la frontalité de la toile», c’est précisément l’ambiguïté qui résulte de la contradiction entre l’espace pictural et l’espace tout court, tous deux présents dans le tableau, qui me charme. En faisant coïncider totalement les deux, on «chosifie» la peinture, on la prive de toute magie…
Tu constates que la représentation implique un certain éloignement entre l’objet et le sujet regardant. C’est vrai, je garde mes distances même si, par ailleurs, j’éprouve un besoin intense de communication, de communion avec la nature autant qu’avec les autres. Il est probable que, symboliquement, cet éloignement est un constat d’incommunicabilité. Même s’il m’est arrivé d’éprouver avec intensité la possibilité d’une fusion avec une rivière ou un rocher - un peu comme les primitifs pour qui tout était signe d’une présence surnaturelle - je crois que pareille émotion relève désormais d’une excitation superficielle que seule une incarnation dans l’art peut, en la sublimant, restituer à sa dimension magique. Car en réalité, je crois que la nature sauvage n’a plus rien à nous dire, qu’elle s’éloigne à grande vitesse et que bientôt plus personne ou presque - n’en aura besoin. Ma peinture ne serait-elle comprise que comme un simple rappel du temps mythique où les bêtes parlaient aux hommes, j’en serais très fier. Mais plus question pour moi de faire l’enfant ou de jouer aux Indiens, en faisant croire à une proximité quelconque avec le monde des origines. Il faut en faire son deuil.
Les mots ont mauvaise presse quand il s’agit de peinture. Et pourtant, on les trouve souvent dans les croquis de peintres, et dans les tiens notamment, pour désigner même ce qui leur est le plus antinomique: les couleurs. Tu es toi-même un homme de parole (dans tous les sens du terme), féru d’anthropologie, de philosophie et d’esthétique. Et tu enseignes. Pourtant, l’élaboration picturale telle que tu la conçois consiste me semble-t-il à te soustraire à ce qui est identifiable et à explorer l’innommable. Tout cela est très contradictoire. Essayons de formuler la question simplement: en tant que peintre, ressens-tu les mots comme des amis ou comme des ennemis?
Certaines de mes toiles au moins ont pour thèmes des choses auxquelles il manque le nom (le titre y supplée à moitié). On se risquera à les appeler falaises, troncs pourris, roches éboulées, mais il est vrai qu’il suffit de les regarder d’assez près (mais pas trop !), de les isoler du «contexte» pour priver du même coup les objets du vocable qu’on leur donne habituellement. Ce d’autant plus que mes motifs subissent l’épreuve de la représentation, avec tout ce que cela comporte de licence ou, si l’on préfère, de maladresse, et de déviations à alibis esthétiques. Si j’ai entouré le mot contexte de guillemets, ce n’est pas par purisme, mais parce que je constate que les choses, en s’additionnant dans notre champ de vision, finissent bel et bien par «faire texte» par le jeu des comparaisons et des recoupements. La représentation d’une branche festonnée de lichens ne devient reconnaissable que par l’ensemble qui l’entoure, nuage, ciel, effets de lumière du «contexte». Alors surgissent les mots par lesquels nous distinguons: tout devient clair, défini.
J’aime beaucoup les mots. Je leur dois d’avoir été les sésames d’innombrables émotions dès la petite enfance. Je crois qu’on n’a accès à rien, ou presque rien, sans le préalable des mots et je dois supposer que sans eux Je ne me serais jamais intéressé à ce qui leur est le plus antinomique (selon ton expression): les sons, les couleurs, les odeurs, Sans eux, par exemple, je n’aurais jamais voyagé en Afrique, pays parfois si vide qu’on croirait que les mots n’y ont jamais cours (mais ce n’est pas vrai: là-bas aussi - il suffit de consulter les cartes détaillées - chaque oued, chaque mare, chaque plaine a son nom). Je n’aurais à plus forte raison rien compris à la peinture (à supposer qu’on puisse y comprendre quelque chose)… Il n’y a que la musique qui semble se dérober à l’empire du verbe. Dieu sait quels mots se cachent sous cette absence de mots! Je crois donc que les mots donnent accès aux choses mais je me refuse à croire qu’ils puissent en épuiser la substance. Quand, parce qu’il fait décidément trop froid pour faire une aquarelle, je remplace sur mon dessin un gris bleuâtre par les mots gris bleuâtre, j’ai bien conscience de substituer à des sensations subtiles une formule très simplifiée. Plus tard, je ferai confiance à ma mémoire, à tort peut-être, pour faire entrer en scène, sur une grande toile, les couleurs que les mots avaient sommairement signalées. Je notais plus haut que les choses en s’additionnant finissent par être identifiables, donc rassurantes, alors qu’enfermées dans un cadrage plus étroit, elles échappent souvent à la définition. Bien entendu, une chaise est d’emblée identifiable sans le moindre contexte (et d’autant mieux s’il n’y en a pas) parce que c’est un objet usuel, manufacturé selon des normes précises, obéissant à une fonction et remplissant cette exigence minimale de géométrie qui nous habite tous. Tandis que les «choses» que la nature brute nous propose se dérobent facilement à l’emprise des mots. Le savant lui-même devra s’approcher de très près, avec son arsenal technologique et idiomatique, pour définir, séparer et classer finement ce qu’il y a à voir. Moi, je préfère me tenir à distance pour laisser à la lumière (et à l’ombre) le soin de jouer leur jeu confus et charmant, lorsque le premier plan se fond dans l’arrière-plan, quand la roche se sépare mal de l’écorce ou encore quand le sanglier s’identifie complètement à la boue d’où il émerge (au zoo, bien sûr, car en forêt les sangliers ne vous laissent guère le temps de prendre un croquis).
Ensuite, à l’atelier, j’essaie d’organiser les renseignements contenus dans l’étude. Moi aussi je définis, je classe, je mets de l’ordre, mais pas en fonction des mots. C’est la sensation que j’invite à opérer le tri. Bien entendu, je ne crois pas que la mienne soit pure… Elle se renforce, change, s’affaiblit ou meurt en fonction des connaissances, des souvenirs ou des humeurs qui interfèrent dans le processus.
Tu me fais honneur en prononçant le mot innommable à propos de mon «exploration» (beau mot aussi, qui suppose l’inconnu). En fait, je n’ai jamais eu la prétention d’échapper résolument à ce qui peut être nommé. Ce qui précède éclaire, je l’espère, le rapport que j’entretiens avec la langue. Mais il se trouve, c’est vrai, que je suis attiré par la part obscure, effrayante même, que la nature recèle encore. Un peu comme si parfois, au détour d’un sentier, une fissure, une brèche, me rappelaient par le mystère qu’elles évoquent, que je ne me suis pas entièrement libéré de mes cauchemars d’enfant. Les parois rocheuses offrent par leur frontalité un terme opposé aux grottes. Elles n’en sont pas plus rassurantes (on peut y perdre pied, même si pour les voir je me contente de rester en bas). Mais elles provoquent une autre sorte de vertige, celui du temps. Mes vagues connaissances géologiques me rappellent que ces roches plissées sont une figure du passé, qu’elles contiennent des empreintes de dents de requins, qu’elles offrent à qui veut le voir le spectacle formidable de ce qui n’est plus. L’effroi est ici d’ordre métaphysique. Alors passons!
Nous parlions de l’empêchement structurel à toute irruption d’une forme conçue ou fabriquée par l’homme dans ta peinture. Ce qui signifie que celle-ci ne nous offre aucun indice d’époque. Et pourtant, elle n’est pas hors du temps. J’ai le sentiment (mais est-ce une projection de ma part?) que la nature ne peut être ainsi interprétée qu’à l’époque de sa disparition possible. Ta peinture n’est plus une ode, mais un requiem à ce qui n’est plus tout à fait la nature, mais seulement désormais une réserve naturelle. Est-ce sous cette incidence muséographie que la contemporanéité se réfracterait malgré tout dans tes toiles?
Bien que mes tentatives ne soient guère explicites à cet égard (j’aurais horreur d’un «message» à sens unique où les intentions seraient trop claire ment affirmées), il est bien vrai que je crois avoir une vision assez lucide, donc pessimiste, de l’avenir. Dans nos contrées, ce qui reste du monde originel se réduit à des vestiges pieusement préservés qui jouent sur le plan de la nature le même rôle que les musées sur celui de la culture. Encore que la formule «pieusement préservée» soit bien exagérée, puisqu’il est plus facile d’enfermer un tableau dans un musée que de mettre sous cloche un morceau de nature. J’ai cru longtemps un peu naïvement - qu’il suffisait à l’artiste de vivre pleinement son époque pour se déclarer moderne. Mais dès lors que j’ai compris que la modernité procède d’une volonté délibérée de s’affranchir du langage du passé, afin d’énoncer un discours nouveau sur des thèmes neufs, il ne m’était plus possible de m’affirmer moderne. A vrai dire, cette question ne me préoccupe pas beaucoup et il est possible que dans la foulée des remises en question post-modernes j’éprouve une délectation morose à me voir taxé de passéisme. En fait, si je reste fidèle à certaines valeurs plastiques, à une certaine conception du tableau, c’est plus par une inclination personnelle dont je ne suis pas entièrement maître que par volonté consciente d’être marginal par rapport aux courants dominants. Quoi qu’on fasse et même si l’on éprouve le besoin dérisoire de créer de l’intemporel, on est toujours rattrapé par son temps. Peut-être mon incapacité - consciente ou non - à être moderne est-elle aussi nettement datée que les audaces avant-gardistes… Tu donnes à ma peinture le titre générique de «requiem». Il est vrai que de l’élégie à l’oraison funèbre, le pas est vite franchi. Mais je n’ai pas d’autre intention que de manifester mon amour pour des choses et des êtres dont j’éprouve presque physiquement le caractère désormais fragile et provisoire, alors qu’ils devraient constituer une réponse stable, indéfiniment perpétuée, aux interrogations des mortels. Ce qu’il y a peut-être de contemporain dans ma peinture, c’est justement cette crainte-là. Les Romantiques voyaient dans une nature encore indomptée l’emblème de leur angoisse existentielle. Aujourd’hui, les termes se renversent: notre angoisse est de voir la nature basculer dans le néant, entraînant l’homme et la civilisation dans sa chute. Bien entendu, je ne prétends pas qu’il y ait tout cela dans mes ouvrages… on est dans le domaine des projections et tu me flattes en y retrouvant les tiennes.

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