Jean-Marc Besson

Premier entretien avec Michel Thévoz
Second entretien avec Michel Thévoz
Les dessins de la grotte Chauvet
Propos sur le dessin
Introduction à l’exposition de 2006
Assumer un apparent désordre…
Yoki parle de Jean-Marc Besson
Dessiner… pour entretenir le désir
Introduction à l’exposition de 2009 Introduction à l’exposition de 2012


Illustration
— Rossolis commune —

PROPOS SUR LE DESSIN

Lancé à grande vitesse, un projectile gris traverse mon champ de vision, rase les genévriers sans un bruit et disparaît avant que j’aie pu lever mes jumelles. Un épervier!
J’ai reconnu son espèce sans rien percevoir que l’allure générale et la manière de chasser par surprise, semant l’épouvante parmi les petits oiseaux.
À la joie d’avoir vu le rapace succède une déception: comment dessiner ce qui n’a duré que deux secondes à peine, dans la faible lumière du petit matin? Je connais l’épervier de longue date, il est représenté dans tous les guides ornithologiques de l’Europe et je l’ai observé moult fois en vol, bien que fugitivement. Mais cette connaissance ne m’avance guère, peut-être même risque-t-elle d’arrêter mon trait et de nuire à l’expression, cette valeur sacro-sainte depuis un siècle au moins. Car, nous dit-on, le pire ennemi de l’expressivité, c’est le naturalisme, cette perversion mensongère, adversaire de l’ego et complice du pire académisme. Vous voulez dessiner juste? Vous tenez à respecter les proportions de votre modèle? Quelle idée rétrograde! L’art moderne a balayé les doutes, c’est définitif! Ou alors tentez l’hyperréalisme d’après photo, histoire qu’on comprenne le subtil second degré de votre démarche...
J’en suis là de mes interrogations. Elles ne m’ont pas empêché de gribouiller la silhouette vague de l’épervier de ce matin. Ce faisant, je ne me suis pas «mis en danger», comme on dit dans les milieux où l’on ne risque jamais grand-chose. Je n’ai fait qu’essayer de donner vie à quelques centimètres carrés de papier, d’électriser une surface à partir d’une émotion fugace dont la nature m’échappe en grande partie. Et si par chance quelque chose de mon oiseau apparaît, si tel connaisseur ou amateur y reconnaît l’élan d’un être palpitant de vie, je me tiens pour récompensé.
J’appartiens à deux mondes qui s’éloignent l’un de l’autre. Le premier me fut proposé dès la petite enfance par les livres illustrés, les encyclopédies, tous ces ouvrages ornés de gravures sublimes montrant les animaux sauvages, les peuples primitifs, les paysages exotiques, les astres. Ces images étaient-elles des œuvres d’art? Je ne me posais pas la question, je ne savais presque rien de l’art. Et leurs auteurs, se voyaient ils comme des artistes ou comme d’honnêtes artisans (on dit toujours «honnêtes artisans») remplissant la noble tâche d’éduquer la jeunesse à la beauté du monde? Toujours est-il que ce sont eux, les illustrateurs, qui me poussèrent à l’étude de la nature. Je passais beaucoup plus de temps à longer les rivières et les mares pour capturer des têtards ou des couleuvres, ou observer les pêcheurs de truites, qu’à étudier le calcul ou la géométrie, disciplines qui me paraissaient arides, privées de vie, ennemies de ma passion.
J’étais un enfant, dessiner d’après nature ne me venait pas à l’idée. Mes dessins s’inspiraient directement des images, bandes dessinées, photos ou autres, qu’on trouvait déjà partout.
À dix-sept ans, j’entrai dans un deuxième monde, aux Beaux-Arts de Lausanne qu’on appelait alors École de dessin. Je pénétrai soudain dans un univers mystérieux, à la fois ludique et austère, exigeant mais tout au moins libre des contraintes qui m’avaient tant pesé durant l’adolescence. Tout devint lumineux et compliqué. On m’apprit qu’une banale bouteille pouvait faire l’objet d’une œuvre d’art, et même qu’on pouvait la réduire à sa forme la plus géométrique, ou à une simple tache. J’entrevois la grandeur du monde des formes, j’apprit l’admiration pour les maîtres du passé et crus entrer de plain-pied dans l’espace enchanté de l’art. Bref, j’allais devenir peintre. Restait à trouver ma voie, ce qui est une autre histoire.
Durant ces années de formation et celles qui suivirent, mon intérêt pour la nature et la faune sauvages ne se démentit pas, mais compte tenu des influences subies et du climat intellectuel de l’époque, il ne me venait pas à l’idée de peindre des perroquets ou des rhinocéros. Je vivais alors douloureusement la séparation toujours plus forte des deux mondes qui constituaient mon univers mental: vers 1965-70, l’art informel, le tachisme puis surtout le pop art reléguaient au rang d’objets périmés mes acquisitions esthétiques, tandis que surgissait, toujours plus impérieuse, l’inquiétude face à l’avenir de la nature. J’aurais dû trouver à l’époque d’audacieuses correspondances entre la crise qui menaçait la planète Terre et les images cyniques de Warhol et de Rauschenberg. Toujours est-il que la photographie semblait avoir remplacé définitivement l’étude d’après nature, et que l’art «animalier», comme on le nomme avec condescendance, était condamné. Même dans les écoles d’art, l’étude du dessin cède du terrain sous la pression de l’art dit contemporain, et les magnifiques moulages du Tigre de Barye ou de la Lionne blessée assyrienne du British Museum finissent dans les bennes à ordures, au titre de déchets encombrants. Mais comment en vouloir aux jeunes artistes de se détourner de la nature lorsque leurs professeurs eux-mêmes les y incitent? Comment les engager à ouvrir les yeux sur le réel visible, sans autres outils que le crayon et la gomme, quand la photo numérique, le caméscope et l’ordinateur leur offrent des possibilités illimitées pour créer leurs images? Comment les persuader de se détourner un tant soit peu des ressassements pseudo-avant-gardistes, lorsque la pensée dominante condamne comme académique et nostalgique de temps révolus toute tentative visant à saisir sans filtre technologique la beauté et la complexité du monde vivant? Débuter dans la carrière aujourd’hui, nourrir l’espoir d’exposer dans des galeries prestigieuses, c’est, paraît-il, connaître à fond une certaine histoire de l’art, celle qui va de Duchamp à Manzoni, se doter d’un carnet bourré d’adresses en réseau et, bien entendu, d’un «discours» conceptuel préexistant à une œuvre pour ainsi dire faite d’avance.
Je me sens désormais si éloigné de ce nouveau «Système des Beaux-Arts» que je ne m’y intéresse plus que par la bande, en spectateur mi-amusé, mi-navré. Car les problèmes que me pose le dessin restent ouverts. Personne ne sait ce qu’est un (bon) dessin, encore moins un croquis sténographique. Je sais seulement que me retiennent, d’un moineau ou d’un faucon, un contour, un contraste, un ensemble de taches qu’il me faut saisir en un temps court, avec ce qu’il faut de tension, d’intensité émotionnelle dans l’œil et la main. Souvent, tout dérape : trop de nervosité, trop de connaissances naturalistes ou esthétiques interfèrent, pas assez d’instinct, pas assez de naïveté (Delacroix dit naïveté pour fraîcheur), trop de mémoire, trop de références, trop d’admiration, trop de passé… (Et aussi, faudrait-il dire, trop d’images, trop de photos et de télévision, puisque désormais les animaux sauvages virtuels surpassent en nombre et en séduction ceux qui ont l’impudence d’exister encore.)
Dessiner les animaux lorsqu’ils se meuvent est le plus difficile ; cet exercice exige en effet une attention, une tension telles que le trait perd en précision ce qu’il gagne en nervosité. Mais je tiens que, préférer systématiquement la ligne expressive à un tracé «juste», c’est-à-dire au plus près du caractère du modèle, c’est courir le risque de s’enferrer dans un expressionnisme de mauvais aloi : le modèle ne sert alors plus à rien, il s’efface devant le narcissisme du dessinateur. Les croquis de chevaux de Géricault ou de Delacroix, en revanche, exagèrent souvent certains aspects de l’animal, mais leurs outrances ne sont jamais gratuites, car elles en soulignent et exacerbent le caractère dynamique sans le trahir. Quant aux lacunes qu’on y constate, elles parviennent à exciter l’intelligence visuelle du spectateur qui, du coup, a la sensation de participer au processus même de la création. Alors le dessin devient dialogue, interaction.
De retour à l’atelier, je soumets mes dessins à l’examen critique. J’en détruis beaucoup, j’en corrige d’autres, j’efface, j’accentue, je clarifie, je complète (et alors là, danger !), bref, en dessinant j’apprends à dessiner. Je m’acharne à être simple, léger, direct, je m’efforce d’effacer tout effort sans parvenir, ou si peu, à dissiper le paradoxe. Le résultat ressemble parfois à un palimpseste où les lignes à demi effacées semblent vouloir s’imposer davantage que celles qui subsistent. Peut-être faudrait-il s’y prendre comme Degas qui, en décalquant ses dessins jusqu’à dix ou douze fois, obtenait in fine une œuvre aussi nette, précise et spontanée en apparence qu’un tracé de premier jet ...
Si je cherche à mes interrogations des réponses d’ordre verbal, je ne suis guère avancé, ce qui ne me dispense pas de réfléchir à ma pratique. Je n’ai donc plus qu’à continuer à dessiner, à peindre et à étudier la nature. Le reste ne me concerne plus.

Jean-Marc Besson
in Le Cahier Dessiné N° 7
Buchet • Chastel
Octobre 2006.

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