Découverte en 1994 près de Vallon-Pont-d’Arc, en Ardèche, la grotte Chauvet, en dépit ou à cause de la qualité exceptionnelle de ses parois ornées et de sa grande ancienneté, ne sera probablement jamais ouverte au public. Avant qu’une Grotte Chauvet II, c’est-à-dire une réplique à l’identique du même genre que Lascaux II, ne soit réalisée, la grande majorité des amateurs d’art paléolithique en sont réduits à contempler des photographies. Nous nous trouvons donc, toutes proportions gardées, dans la situation de ceux qui, ne pouvant se rendre en Hollande, étaient forcés jadis d’étudier la Ronde de nuit d’après des gravures. C’est peu et c’est beaucoup: dans un cas comme dans l’autre, le génie des artistes éclate malgré le passage de l’original à la copie. Mais en ce qui concerne Lascaux, Chauvet ou tout autre site analogue, la perte est néanmoins énorme. Pour avoir visité les grottes de Font-de-Gaume, de Rouffignac, de Cougnac et de Pech-Merle, ouvertes, elles, au public, je puis témoigner du caractère irremplaçable du contact direct, visuel, tactile, voire olfactif, avec les œuvres. Malgré les aménagements indispensables (éclairage, etc.) l’effort d’imagination imposé au visiteur n’est pas trop grand, dès lors qu’il a franchi les premiers mètres qui le font passer graduellement de la lumière à l’ombre, pour éprouver une foule de sensations intenses et contradictoires. S’impose d’abord la réalité physique de la caverne, menaçante et maternelle à la fois, avec ses boyaux contournés, ses pentes rugueuses, ses courants d’air venus de quelque fissure à peine discernable. À Pech-Merle, les concrétions calcaires - stalactites et stalagmites - dressent d’étranges arborescences. À Rouffignac subsistent les bauges où hibernaient les ours des cavernes, dont on voit aussi les griffades infligées à la surface friable des parois. Quant aux dessins, ils surgissent à l’improviste, souvent très loin de l’entrée, comme s’il s’était agi de les dérober aux regards des profanes. Du coup, les zones laissées libres de toute marque semblent acquérir, de par cette absence même, une improbable signification…
Sans qu’il puisse l’affirmer avec certitude, le visiteur est lentement amené à comprendre que, pour les hommes du paléolithique, la grotte constitue un espace spécifique, individualisé, un donné préalable à toute représentation. En tant qu’elle est vaste ou modeste, horizontale ou ascendante, pourvue ou non de puits et de diverticules, elle semble acquérir, aux yeux de ceux qui y ont imprimé leur marque, un sens précis, à nul autre pareil, qui la destine à l’évocation de tel cortège de cervidés ou de chevaux, de telle cohorte de bisons ou de félins.
Ces constatations intuitives faites in situ, le livre le plus complet n’en offre guère l’occasion. Tout au plus l’ouvrage collectif La Grotte Chauvet, l’art des origines permet-il, grâce à des photographies prises sous divers angles et éclairages, d’apprécier la manière dont les Aurignaciens conçoivent le rôle dévolu à la paroi. À leurs yeux, semble-t-il, le «support» n’est pas neutre. Rarement plat, et pour cause, il présente des irrégularités, des failles, des fissures, que le dessinateur s’efforce d’intégrer, car il les considère, pense-t-on, comme les prémices embryonnaires de l’œuvre à venir. Espace matriciel, la grotte serait le lieu même de la naissance des animaux, le siège de leurs esprits, que le geste magique du peintre encouragerait à faire surgir des profondeurs terrestres.
La datation des dessins de la grotte Chauvet les fait remonter à plus de 30 000 ans BP, soit bien avant les sites prestigieux mentionnés plus haut. Pour illustrer ce fait, notons que la période qui s’est écoulée entre Chauvet et Lascaux est plus longue que celle qui sépare ce dernier site des temps actuels. Pour autant, cette ancienneté, presque insondable aux yeux du profane, semble contredite par le caractère très élaboré des œuvres qu’on y décèle. Rien ici n’évoque le caractère schématique et primaire des gravures rupestres du néolithique (je pense par exemple aux gravures de la Vallée des Merveilles du Mercantour) ou de certains aspects de l’art paléochrétien. Au contraire, on a affaire ici à un style, ou plutôt à des styles aboutis, nullement archaïques, avec leurs conventions, leurs audaces et même leur maniérisme, ce qui laisse supposer des origines encore plus lointaines, dont on ne sait rien et dont on ne retrouvera peut-être jamais rien.
À feuilleter les deux ouvrages illustrés parus sur la grotte Chauvet, on est frappé par l’extrême diversité des techniques utilisées par les artistes: incisions, grattages, frottages et effaçages se marient avec le trait noir ou rouge obtenu à l’extrémité d’un bâton de charbon de bois ou de morceau d’ocre. L’estompage de certaines figures leur confère un volume subtil, en accord avec la nature d’un support bosselé, fissuré, de coloration riche et changeante au gré des oxydations et des calcifications, support que les artistes aménagent parfois à leur guise, mais sans en altérer la forme.
Notre terminologie souvent réductrice tend à séparer gravure, dessin et peinture. Il est intéressant de noter qu’ici, ces séparations apparaissent plus sémantiques que pertinentes, tant elles s’entremêlent et se combinent sans jamais se contredire. Autre « combinaison » qui surprend et intrigue: le mélange savant de réalisme et de stylisation qu’on observe dans presque toutes les figures. Simples esquisses ou grandes compositions méditées, elles montrent à l’évidence une connaissance très fine du monde animal dont, faut-il le rappeler, les Paléolithiques dépendaient presque entièrement pour leur subsistance.
Quiconque a vu, ne serait-ce qu’à la télévision, des lions en rut, reconnaîtra d’emblée ce que l’artiste a figuré dans la salle du Fond: deux grands fauves, la partie inférieure du corps cachée par l’herbe haute, tête baissée et lèvres avancées comme pour rugir de concert, marchant côte à côte très près l’un de l’autre, ocre sur ocre, définis seulement par un trait noir doublé de rouge. Nos connaissances anatomiques contredisent pourtant ce réalisme apparent: allongement des figures, queues trop courtes, yeux absents, oreilles trop petites, cou de la lionne trop court par rapport à celui du mâle… Qu’importe! La sensation de réalité est si forte que ces «défauts» passent pour des effets de style. On pense à Delacroix qui remarquait qu’une réussite d’ensemble rattrape toute imperfection de détail…
Quoi qu’il en soit, on doit se souvenir que notre enthousiasme à l’égard de la grotte Chauvet et de l’ensemble de l’art paléolithique doit beaucoup à l’art moderne et à l’ethnologie telle qu’elle s’est développée au XXe siècle. Qui, il y a deux siècles, eût pu éprouver le vertige temporel qui saisit l’observateur d’aujourd’hui face aux fresques de la grotte Chauvet? Les premiers vestiges paléolithiques pris au sérieux par les savants du XVIIIe siècle furent attribués par eux aux «Gaulois»…
Jean-Marc Besson
in Le Cahier Dessiné N° 1
Buchet • Chastel
Octobre 2002.
La Grotte Chauvet l’art des origines,
sous la direction de Jean Clottes, Seuil, Paris, 2001.
La Grotte Chauvet,
Jean-Marie Chauvet, Éliette Brunei-Deschamps, Christian Hilaire,
Seuil, Paris.
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